Vers une mutation des corps d’état ?
Eric Lumbreras, Directeur de René Mathez SA, évoque sans concession l’état du marché de la construction à Genève.
Quelle est votre analyse du marché actuel ?
Nous devons faire face à plusieurs phénomènes entrainant une baisse sensible de la demande. La décision de diminuer les taux de rendement des caisses de pension investissant dans les programmes immobiliers a induit un coup d’arrêt à certains projets. La lourdeur de l’administration genevoise décourage certains investisseurs qui préfèrent d’autres cantons. D’autre part, et c’est le plus grave, on constate la généralisation du travail illégal. Une situation catastrophique pour la profession.
Il existe pourtant une législation dans ce domaine…
On observe deux pratiques courantes pour contourner l’interdiction du travail au noir. Le temps partiel déclaré 20 ou 30 heures par mois — dites-moi qui aujourd’hui travaille 30 heures par mois dans le bâtiment ! Le second stratagème étant celui du travailleur indépendant. En se présentant comme tel, rien ne vous empêche de déclarer officiellement que vous êtes payé 1500 francs par mois.
Qui pratique ces méthodes ?
Le problème majeur est que nombre de sociétés ont recours au travail illégal déguisé par le biais de la sous-traitance.
Comment les groupements d’entreprises du bâtiment réagissent-ils ?
On a l’impression que nos institutions sensées protéger la profession sont complètement démunies. On fait des réunions où tout le monde est d’accord pour souhaiter que les choses s’arrangent, mais rien n’est fait concrètement. Des systèmes de contrôle ont été mis en place et des inspecteurs se rendent régulièrement sur les chantiers mais les commissions paritaires restent désarmées devant les stratagèmes précités. Aucune disposition législative susceptible d’arranger les choses n’est prise ni même évoquée au niveau supérieur. À ce stade de désengagement de l’état, il est difficile de ne pas présumer d’une volonté politique assumée de ne rien faire qui va bien au-delà du simple laxisme.
Quelles seraient les solutions selon vous ?
Aujourd’hui, Il faut trouver les moyens d’enrailler la spirale du travail illégal.
Tous les acteurs de la construction doivent être concernés.
Les sanctions touchent uniquement l’entreprise sous-traitante et, en cas d’insolvabilité, l’entreprise donneuse d’ordre. Il faut étendre la solidarité aux décideurs (mandataires, entreprises générales ou, et maîtres d’ouvrage).
Une autre solution est d’interdire la sous-traitance. Mais encore une fois, cela nécessite une volonté du pouvoir législatif…
Et à votre propre niveau ?
Dans un secteur à l’image de la situation économique globale actuelle, sans foi ni loi, où la pression financière appliquée par certains maîtres d’ouvrage impose ce genre de pratiques malsaines, et où le financier devenu exclusivement prédateur sans désormais apporter aucune valeur ajoutée a pris le pouvoir sur l’entrepreneur, nos seules armes sont notre compétence et notre qualité de travail. Il nous faut continuer à œuvrer dans les règles de l’art, envers et contre tout, pour nombre de nos clients fidèles. Mais il est certain que nous ne pourrons pas faire l’économie d’une réflexion en profondeur.
De quel ordre ?
Les entreprises de construction sont vouées à muter. Les sociétés de maçonnerie, de sanitaire, d’électricité, de chauffage, de plâtrerie, de peinture, tous les métiers du bâtiment souffrent des mêmes problèmes. Nous devons étudier la possibilité d’association de corps d’état pour créer des entreprises générales de vrais professionnels, apportant des solutions techniques pour faire baisser les coûts, et aussi crédibles financièrement que les entreprises générales actuelles capables de garantir des projets de plusieurs millions.
Nous gardons néanmoins l’espoir qu’une prise de conscience générale permettra dans un proche avenir de mettre un frein à cette dérive.
Il s’agit quand même de sauvegarder notre savoir-faire ainsi que des emplois dans notre canton.